Faire cavalier seul n’est pas le bon choix pour la Suisse
ProClim Flash 77
L’approvisionnement futur de la Suisse en électricité doit être sûr et climatiquement neutre. Mais il serait irréaliste et coûteux d’atteindre cet objectif en toute autonomie. La Suisse est donc tributaire de bonnes relations avec ses voisins.
Texte: , Université de Saint-Gall
En tant que pays enclavé au centre de l’Europe, la Suisse est étroitement interconnectée avec ses voisins en matière d’approvisionnement énergétique. Elle couvre actuellement quelque 75 % de ses besoins en énergie par des importations.1 Si l’on ne considère que l’approvisionnement en électricité, la situation est différente : en 2020, la production suisse de courant sur l’ensemble de l’année a dépassé d’environ 10 % la consommation indigène.2 Cependant, si la production d’électricité de la Suisse est largement excédentaire en été, elle ne suffit pas, en revanche, à couvrir la demande pendant les mois d’hiver. Elle importe donc du courant en hiver et en exporte en été. De plus, étant donné sa situation centrale en Europe et ses 41 interconnexions électriques transfrontalières, la Suisse remplit une fonction importante de plaque tournante du commerce de l’électricité. La croissance de l’électrification et les fluctuations de la production de courant à partir d’énergies renouvelables impliquent qu’à l’avenir aussi les réseaux soient bien interconnectés.
Les besoins en électricité augmenteront à l’avenir
Les perspectives énergétiques 2050+ de l’Office fédéral de l’énergie comparent et décrivent différents scénarios sur la manière de réaliser d’ici 2050 l’objectif du zéro net de l’approvisionnement énergétique.3 La « variante de base zéro » suppose que la consommation finale totale d’énergie baissera à 524 pétajoules en Suisse, ce qui serait environ 31 % de moins qu’en 2019. Cependant, en raison de l’électrification du système énergétique (notamment dans les secteurs des transports et de la chaleur), il faut s’attendre à une augmentation de la consommation de courant d’à peu près 11 %. Pour satisfaire à la demande croissante, des importations d’électricité devront compléter la production indigène jusqu’en 2050. Bien qu’elle s’efforce d’avoir une balance commerciale équilibrée dans le domaine de l’électricité à partir de 2050, la Suisse est, et restera, fortement dépendante des pays voisins et de l’Union européenne : les scénarios calculés anticipent qu’environ 9 térawattheures d’électricité, avant tout éolienne, devront être importés pendant l’hiver 2050.
Mais l’interconnexion avec les réseaux étrangers n’est pas seulement importante pour faire face aux différences saisonnières. La production d’électricité éolienne ou solaire entraîne des fluctuations de courte durée dans le réseau. Nous avons besoin des échanges transfrontaliers pour les compenser. L’électricité hydraulique, qui joue un rôle important en Suisse, peut également les atténuer et contribuer à la stabilité du réseau. Elle apporte, en plus, une contribution fiable en périodes de forte demande – ce qui est alors lucratif pour la Suisse, vu que cette électricité peut être vendue à un prix élevé. Une condition à cela est que la Suisse continue à être bien intégrée dans le marché européen de l’électricité et que les capacités transfrontalières du réseau soient exploitées efficacement. Ce qui ne va pas de soi dans le contexte politique actuel.
En 2007, l’Union européenne (UE) et la Suisse ont lancé des négociations en vue d’un accord bilatéral dans le domaine de l’électricité, au terme duquel la Suisse devrait être intégrée au système électrique européen également sur les plans juridique et politique. Toutefois, la conclusion d’un tel accord est liée à la clarification de questions institutionnelles. En mai 2021, le Conseil fédéral a interrompu les négociations sur un accord institutionnel4, ce qui a conduit à un refroidissement des relations diplomatiques. La Suisse essaie d’élargir le cadre des négociations en y ajoutant notamment le secteur de l’électricité. Après six entretiens exploratoires, il apparaît qu’il existe une volonté de discuter, mais que finalement les mêmes questions restent sur la table. Jusqu’à présent, rien n’a changé dans le mandat de négociation de l’UE. Celle-ci fait de la clarification des questions institutionnelles la condition préalable à la conclusion de nouveaux accords sectoriels et à la mise à jour de ceux qui existent déjà.
Le fait d’être exclu du marché intérieur européen de l’électricité a des conséquences négatives
Au cours des dernières décennies, le marché intérieur européen de l’électricité n’a cessé de se développer. Aujourd’hui, les échanges transfrontaliers d’électricité sont réglementés au niveau de l’UE. En tant qu’État tiers, la Suisse est exclue pratiquement de tous les mécanismes de ce marché et des dispositions destinées à garantir la sécurité de l’approvisionnement.5 Est concerné notamment le couplage des marchés, qui intègre, depuis 2015, les marchés de l’électricité de la plupart des pays européens. Pour la Suisse, cette exclusion a un impact négatif tant sur ses activités commerciales que sur la stabilité de son réseau. Depuis 2018, les transactions transfrontalières à court terme se déroulent sans la Suisse, les participants suisses au négoce ne profitent plus de leur situation géographique optimale au cœur de l’Europe.6 Depuis 2021, l’UE ne reconnaît plus les garanties d’origine suisses, qui servent à l’industrie de l’électricité de preuve pour le marquage du courant (c’est-à-dire pour indiquer où et comment il a été produit) et peuvent être négociées indépendamment de l’électricité physique. Des recettes potentielles de plusieurs dizaines de millions échappent ainsi aux producteurs suisses d’électricité.7 À relever enfin l’entrée en vigueur en 2020 du Clean Energy Package : cette directive de l’UE a des conséquences particulièrement importantes, car elle oblige les gestionnaires de réseaux de transport de l’UE à réserver, à partir de 2025, au moins 70 % des capacités transfrontalières disponibles pour les échanges d’électricité internes à l’UE. On ne sait pas encore au juste si, de ce fait, la Suisse, en tant que pays non-membre de l’UE, disposera de moins de capacité pour les flux d’électricité entrant dans le pays ou en sortant. Cela pourrait rendre le réseau électrique suisse instable et y augmenter les coûts.8
L’agression de la Russie contre l’Ukraine en février 2022 et la crise de l’énergie qui en a résulté en Europe ont beaucoup renforcé la compréhension générale de la composante de politique étrangère inhérente à la politique énergétique. Nous verrons au cours des prochains mois combien d’énergie peut être économisée et à quel rythme des capacités renouvelables supplémentaires peuvent être mises en place. Mais même avant cette crise, il était clair que les questions non résolues touchant aux relations avec l’UE devenaient de plus en plus pressantes. Des études montrent que la Suisse tendra à augmenter encore ses importations d’électricité renouvelable, surtout ces prochaines années, car elle n’a pas encore mis en place toutes les capacités nécessaires.9 La relation avec l’UE est également importante au sujet d’autres sources d’énergie, requises à court ou long terme, telles que le gaz naturel, l’hydrogène et le biogaz. Dans le contexte de la transition vers un approvisionnement énergétique à émissions nettes nulles, il ne faut donc pas oublier, premièrement, que la Suisse ne peut atteindre cet objectif qu’en étroite coopération avec ses voisins européens, et deuxièmement, que son interconnexion physique avec l’Europe existe certes à l’heure actuelle, mais se heurte à de grands obstacles, politiques notamment, quant à son évolution future.
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Anna Stünzi est titulaire d’un doctorat du Center for Economic Research de l’EPF de Zurich. Elle travaille comme chercheuse postdoctorale à l’Université de Saint-Gall, est affiliée au Potsdam Institut für Klimafolgenforschung (PIK, Institut de Potsdam pour la recherche sur les impacts climatiques) et enseigne à l’Université de Saint-Gall et à l’EPF de Zurich. Depuis novembre 2019, elle est présidente du think tank « foraus ».
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Bibliographie
[1] Brunner F (2020) Raus aus der Energieabhängigkeit. In: Energie und Umwelt [Schweizerische Energie-Stiftung SES], 4-5.
https://www.energiestiftung.ch/files/energiestiftung/publikationen/energie-und-umwelt/e-u_1_2020.pdf
[2] Bundesamt für Statistik (BFS) (2021) Versorgung.
https://www.bfs.admin.ch/bfs/de/home/statistiken/energie/versorgung.html
[3] Bundesamt für Energie (BFE) (2020) Energieperspektiven 2050 +.
[4] Bundesrat (2021) Das Institutionelle Abkommen Schweiz-EU wird nicht abgeschlossen. https://www.admin.ch/gov/de/start/dokumentation/medienmitteilungen.msg-id-83705.html
[5] Dörig S (2020) Strom. Ein Abkommen gegen den schleichenden Ausschluss. In: Der bilaterale Weg: Wie weiter mit einem überholten Betriebssystem? foraus Policy Brief.
https://www.foraus.ch/wp-content/uploads/2020/09/20200930_Der-bilaterale-Weg_WEB.pdf
[6] VSE (2020) CH und EU: Führt durchs Abseits auch ein Weg?
https://www.strom.ch/de/nachrichten/ch-und-eu-fuehrt-durchs-abseits-auch-ein-weg
[7] NZZ magazin (2021) Millionenschaden bei Stromfirmen wegen EU-Entscheid.
https://magazin.nzz.ch/wirtschaft/millionenschaden-bei-stromfirmen-wegen-eu-entscheid-ld.1646082
[8] Sissgrid (2022) Die 70%-Regel und die Schweiz.
https://www.swissgrid.ch/de/home/newsroom/blog/2022/die-siebzig-prozent-regel.html
[9] Gjorgiev B, Garrison JB, Han X, Landis F, van Nieuwkoop R, Raycheva E, Schwarz M, Yan X, Demiray T, Hug G, Sansavini G, Schaffner C (2021) Nexus-e: A platform of interfaced high-resolution models for energy-economic assessments of future electricity systems. Applied Energy, 177, 118193. DOI: 10.1016/j.apenergy.2021.118193.