Astrid Tomczak-Plewka
Cette histoire commence avec Einstein. Non pas Albert Einstein, mais son fils Hans Albert. Dans les années 1930, il se consacre aux mécanismes du transport de sédiments dans l'eau courante, contre l’avis de son illustre père, si l’on en croit les rumeurs. Que ce soit vrai ou faux, Einstein junior a ouvert la voie à l’étude de la géomorphologie quantitative. Aujourd’hui encore, le charriage dans le lit des rivières est l’un des phénomènes géophysiques les plus difficiles à appréhender. Cela est notamment dû au fait que la plupart des torrents de montagne sont instables lors de crues et qu’il peut être dangereux de s’y aventurer. Mais le processus de charriage en lui-même est également complexe: l’interaction entre les forces hydrauliques et des pierres de différentes tailles génère des dynamiques multiples. Il est donc difficile de faire des prédictions.
Gilles Antoniazza s’est donné pour mission de poursuivre les travaux d’Einstein. Enfant, il passait déjà son temps libre au bord d’une petite rivière près d’Yvonand (Vaud), où il a grandi. «Je faisais souvent des randonnées dans la région. C’est là que j’allais pêcher avec mon père et nous faisions souvent des grillades au bord de la rivière en famille ou avec des amis», se souvient-il. Cet intérêt pour les sciences naturelles lui a été transmis dès le berceau, ou presque; son père était biologiste et passionné d’ornithologie. Gilles a toutefois d’abord envisagé de prendre une tout autre direction et d’étudier le français ou la littérature. Mais son professeur de géographie au gymnase lui a transmis sa passion pour cette matière et Gilles a donc choisi pour son travail de maturité un sujet sur lequel il travaille encore aujourd’hui: la dynamique des cours d’eau.
«Une pertinence pratique considérable»
Il ne s’agit pas d’une simple soif de connaissances académiques abstraites: le transport par charriage torrentiel peut augmenter les risques d’inondation et endommager les centrales hydroélectriques, mais il est également essentiel pour l’écologie fluviale. Il faut donc des méthodes qui permettent non seulement de mesurer le transport de la charge de fond, mais aussi de le prédire de manière très précise. Gilles Antoniazza s’est penché sur ce problème dans sa thèse de doctorat à l’Université de Lausanne et vient d’être récompensé pour celle-ci par le Prix Schläfli 2024 en géosciences. «Il fournit la première analyse anatomique de l’origine des éboulis charriés et de leur mouvement dans un bassin fluvial alpin», souligne son directeur de thèse Stuart Lane de l’Université de Lausanne. Gilles Antoniazza a installé des sondes dans le «Vallon de Nant», dans le canton de Vaud, sur une surface de 13,4 kilomètres carrés, afin de mesurer les signaux sismiques provoqué par le transport des sédiments. «Dans les bassins fluviaux, il existe deux sources de signaux», explique Gilles Antoniazza. «L’écoulement de l’eau et le transport par charriage.» Toutefois, ils génèrent des fréquences différentes, ce qui permet de les distinguer. La principale découverte est que les bassins versants de montagne semblent relativement inefficaces pour évacuer les sédiments grossiers durant une seule crue. «De nombreuses crues sont nécessaires pour transporter les matériaux grossiers sur de longues distances», précise Gilles Antoniazza. «Ce que nous voyons ensuite est l’aboutissement d’une longue histoire.» A contrario, cela signifie aussi que pour prévenir les dommages potentiels dus au transport par charriage dans les cours d’eau alpins, les calculs hydrauliques ne suffisent pas. «Son travail est d’une pertinence pratique considérable, car il remet en question les fondements de la modélisation des sédiments dans l’ingénierie fluviale, nécessaire à la planification durable des ponts, à la protection contre les risques d’inondation et à l’amélioration de l’intégrité écologique des rivières dégradées», écrit son directeur de thèse.
Start-up pour la mesure des cours d’eau
«Nous sommes encore loin d’une méthode parfaite de prévision des transports torrentiels de matériaux grossiers», explique Gilles Antoniazza. «Mais, pour la première fois, nous disposons d’un système qui est abordable et accessible à tous.» Un capteur coûte quelques milliers de francs, mais son installation requiert de solides connaissances spécialisées. Des connaissances que Gilles Antoniazza et trois de ses collègues mettent à disposition avec une start-up qu’ils ont créée l’été dernier. «L’intérêt suscité est encourageant», se réjouit Gilles Antoniazza. Il envisage actuellement son avenir en dehors du monde académique, notamment en raison des conditions d’engagement incertaines dans les hautes écoles. Gilles Antoniazza souhaite en outre rester dans sa région d’origine; il vit avec sa femme et leur fils de 15 mois à Grandson. Il aime toujours passer son temps libre dans la nature mais, depuis qu’il est devenu père, il dispose de moins de temps. Cela n’est toutefois pas un problème pour lui, car il est allé explorer d’autres horizons dont les souvenirs sont encore bien présents: entre son master et sa thèse de doctorat, il a fait une pause d’un an pour parcourir à pied la distance qui sépare le Mexique du Canada. L’occasion aussi de traverser quelques cours d’eau.